Mark Schaevers – Organ Man

 

LE TRIOMPHE DE LA MORT

PAR MARK SCHAEVERS

Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Il est de ces livres «hors normes» qui saisissent d’emblée le lecteur. La biographie «Orgelman» (Le Joueur d’orgue de barbarie), due à Mark Schaevers, est de ceux-là. «Orgelman»est le récit de la vie du peintre juif allemand Felix Nussbaum (1904-1944).

Actif et passionné, Nussbaum s’était déjà fait un nom sur la scène artistique allemande des années 1920 et du début des années 1930, mais la prise du pouvoir par les Nazis allait marquer pour lui le début d’une di­ cile existence d’exilé. Après une brève période de pérégrinations à travers l’Italie, la Suisse et la France, il se ‑ xe à Ostende avec sa compagne Felka Platek, peintre comme lui et comme lui d’origine juive. Quelques années après, ils s’installent à Bruxelles. Il n’est pas facile alors, pour un artiste, de joindre les deux bouts, tandis que la menace national-socialiste s’ene à l’arrière-plan. Lorsque l’Allemagne envahit la Belgique en mai 1940, Nussbaum, qui a toujours la nationalité allemande, représente un danger potentiel aux yeux des autorités belges. Avec beaucoup d’autres Allemands, il est déporté vers le midi de la France, où il est interné dans un camp. En août 1940, il regagne la capitale belge.

«Orgelman» montre avec une implacable précision comment, durant ces années de guerre, l’étau se resserre lentement mais sûrement. Nussbaum n’en poursuit pas moins avec constance la création d’une oeuvre étonnante, où s’exprime de plus en plus nettement la peur de l’arrestation. Le 21 juin 1944, Felix et Felka sont appréhendés et, quelques semaines plus tard, déportés par le dernier convoi de Juifs qui quitte la Belgique pour Auschwitz. On a longtemps supposé que Felix était décédé peu après son arrivée au camp d’extermination, mais Mark Schaevers a réuni des informations suggérant qu’il a pu succomber plus tard, au cours d’une des terribles «marches de la mort».

L’ouvrage de Mark Schaevers ne se contente pas de décrire la vie d’un exilé traqué. Il réintroduit pour ainsi dire l’oeuvre d’un des artistes allemands les plus passionnants du XXe siècle, une oeuvre que l’on a longtemps crue anéantie ou perdue. Or il se trouve qu’une bonne partie des toiles de Nussbaum a été préservée. On ne saurait trop recommender une visite au «Felix-Nussbaum-Haus», le musée que lui a consacré sa ville natale d’Osnabrück.

Il n’est pas toujours évident de comparer entre eux diérents moments de l’histoire, mais comment le lecteur d’«Orgelman» ne verrait-il pas daiu ns la vie de Felix Nussbaum un miroir tendu à notre époque? Une traduction française de ce livre s’impose.

Lorsqu’il fait son entrée à Ostende – un tournant dans sa courte vie – Felix Nussbaum porte un masque. Felka Platek, sa compagne, aussi.

Ce qui me l’apprend, c’est une le­ re de Nussbaum à l’artiste Ludwig Meidner, datée du 31 octobre 1937. Des milliers de le­ res qu’il a écrites, seules quelques dizaines nous ont été conservées; celle-ci est l’une des plus longues. Lorsque la missive est déposée sur ma table aux archives municipales de Darmstadt, j’y dénombre plus d’une centaine de lignes. Elles s’étalent avec soin sur quatre pages recto verso; l’écriture est extrêmement régulière, l’encre noire pâlie.

Il n’y a pas si longtemps que Meidner et Nussbaum ont retrouvé leur trace, malgré l’émigration. Nussbaum apprend à son confrère plus âgé comment il a passé les cinq années écoulées. Il a souvent changé de lieu de résidence, écrit-il, et pour étayer ses dires il énumère une théorie de villes italiennes; il mentionne également Paris, Bâle et Bruxelles, mais c’est d’Ostende qu’il parle le plus longuement.

«Nous sommes arrivés à Ostende par une soirée d’hiver. Je ne l’oublierai jamais, tant c’était magni‑ que. Pourquoi Ostende? Impossible de répondre à ce­tte question. Nous étions au bout du rouleau. La tête et les jambes également fatiguées. Comme un bateau de pêche, nous nous sommes reposés dans le port».

C’est ici qu’ils veulent jeter l’ancre pour un certain temps. Ils se le prouvent à eux-mêmes, dans ce­ e ville de carêmes-prenants, en participant au concours de masques qui se déroule sur la place d’Armes. Et c’est ainsi que, par ce­ e soirée maussade du 4 mars 1935, Felix Nussbaum se fraie un chemin à travers une foule compacte de gens déguisés. Les trognes grotesques, avec nez turgescents et joues rebondies, les têtes de chats ou de gendarmes, les couronnes en clinquant, les imposants panaches, les serpentins et les confe­ is, il voit tout cela à travers deux fentes ménagées dans un carton. Felka est à ses côtés. On leur donne un numéro d’ordre, ils a­ endent leur tour au pied d’un podium. Et puis voilà le couple tro­ttinant sur le tapis rouge dans son déguisement improvisé, dominant le brouhaha de la foule, accompagné par le faisceau d’un projecteur et souligné d’un trait de musique. Peut-on rêver «joyeuse entrée» plus appropriée à Ostende?

Ils s’immobilisent devant le jury. «À ce moment-là», écrit Nussbaum à Meidner, trahissant par la même occasion la raison pour laquelle il rapporte son arrivée à Ostende avec un tel luxe de détails, «j’ai vu dans le jury un vieux monsieur au visage blanc et à la barbe blanche; il a noté quelque chose en me voyant. C’était James Ensor.»

 

Il voit des points d’interrogation à chaque coin de rue. C’est l’image favorite de Nussbaum pour symboliser l’incertitude de son existence de banni, y compris dans sa le­ttre à Meidner. Une photo de l’édition 1933 du concours de masques ostendais, prise par Maurice Antony, le photographe a­ttitré d’Ensor, pré‑ gure curieusement ce­tte situation. On y voit, un peu à gauche du centre, derrière les pingouins et les brigands, un groupe de trois solides gaillards qui portent sur la tête un énorme point d’interrogation au dessin un peu grossier.

Ce n’est pas la première fois qu’Ensor préside le jury de la place d’Armes. Dans son Herinnering aan Ensor (Un souvenir d’Ensor), l’écrivain flamand Karel Jonckheere présente ce concours comme «l’une des coutumes ostendaises les plus fondamentales». Chaque année, il y a vu Ensor installé sur un podium inondé de lumière en compagnie de jurés moins illustres, avec à ses pieds le même genre de fourmilière humaine que sur ses eaux-fortes et ses toiles. Pour dépeindre le maître d’Ostende, trois couleurs su sent à Jonckheere: blanc pour sa barbe et ses mains, rose massepain pour son visage, noir pour tout ce qu’il porte, chapeau et pèlerine, lavallière, veste, pantalon impeccablement repassé, bo­ttines en box-calf. Observateur malicieux, Jonckheere note que le président du jury lui-même prend part au concours, mais à sa façon. En 1929, le roi Albert Ier a élevé James Ensor au rang de baron, et sur ce­tte estrade on peut le voir porter son titre comme un masque. (…)

(…) Dans son nouvel appartement au dernier étage d’un immeuble du square Frère-Orban (à Bruxelles), non loin du logis des Nussbaum, l’écrivain flamand Raymond Brulez jouit d’une vue imprenable sur la guerre qui commence. Dès avant cinq heures du matin, en ce 10 mai 1940, il observe que le char triomphal couronnant l’arcade du parc du Cinquantenaire se découpe en lignes ne­ttes sur un ciel rose pâle virant à l’orange. La journée promet d’être belle. Jusqu’à ce qu’advienne la chose suivante.

«Là-bas, au-dessus des têtes des chevaux du quadrige de bronze, apparurent soudain dans la pureté de la voûte céleste quatre petits nuages blancs, puis autant de grisâtres, bientôt suivis de sourdes déflagrations. Nullement affectés par le feu de la DCA, les avions approchaient, suivant leur cap avec précision dans l’axe de l’avenue de Tervuren et de la rue de la Loi, aussi imperturbables que pour une parade aérienne. Des sirènes se mirent à hurler le signal d’alerte».

Brulez est journaliste à la radio et s’il peut contempler les tons pastel du ciel à une heure aussi matinale, c’est que le directeur général de la chaîne publique, Jan Boon, l’a tiré du lit par un coup de fil :il est a­ endu au bureau. Son chef n’a pas le droit de lui dire pourquoi, mais il est assez grand pour le deviner lui-même, car l’événement se déroule devant ses fenêtres.

«Une façade s’effondra de l’autre côté de notre square. Un nuage de fumée et de poussière s’éleva en tourbillonnant, dérobant à la vue la statue de Frère-Orban. Le verre des fenêtres s’écrasa en tintant sur les pavés.»

Le bombardement cesse rapidement. Après l’a­ aque, la ville compte 41 morts et une centaine de blessés. À présent que la guerre commence, le visage de Bruxelles est crispé par la peur, écrit Paul Struye, un observateur sagace. Il résume en ces termes la réaction dominante de la population: stupeur et écrasement*. L’avancée des armées allemandes chasse devant elle des masses de fuyards, et ceux-ci inoculant aux habitants de la capitale la maladie de la peur. Les jours suivants – c’est le week-end de la Pentecôte – un gigantesque exode se met en branle.

Dans ses mémoires de guerre, l’échevin bruxellois Jules Coelst dépeint lui aussi la confusion qui règne en ces premiers jours des hostilités. Il voit des familles pauvres passer dans les rues de la capitale, des femmes avec un enfant au sein. Il rapporte les pillages des magasins de la Sarma dans la rue Neuve, la rue Haute et ailleurs en ville; il sait que, sur 1 300 agents de police, seuls 22 sont restés à leur poste. Et puis il y a ce­tte scène dont il est témoin au bois de la Cambre, qu’il n’est pas près d’oublier (ni moi non plus): une carriole de paysans s’y est arrêtée, le père et la mère mangent leurs tartines avec leurs six enfants, et la vache aussi prend part au piquenique. Elle broute l’herbe. «C’est ainsi qu’on peut s’imaginer, dans les temps anciens, les populations fuyant devant les Huns et les Normands.»

 

En ce premier jour de guerre, la police bruxelloise arrête Felix Nussbaum et Felka Platek. Le dossier A 146129 de la police des étrangers m’apprend qu’ils sont transférés tous deux au Cirque royal, rue de l’Enseignement, et mis à la disposition de la Sûreté de l’État.

Les autorités belges ont en effet ordonné l’arrestation immédiate de «personnes suspectes». Leurs adresses sont connues: peu auparavant, la gendarmerie et la police ont reçu l’ordre de dresser des listes. Celles-ci – à en croire l’historien Frank Seberechts, qui a étudié la question dans son ouvrage De weggevoerden van mei 1940 (Les Déportés de mai 1940) – ont été établies au petit bonheur. Tout individu ayant la nationalité allemande est automatiquement suspect, et cela vaut aussi bien pour ceux qui ont qui­ é l’Allemagne du Troisième Reich parce qu’ils étaient juifs ou opposants politiques. Du côté belge, la peur panique d’une «cinquième colonne» est profondément ancrée. Il n’est pas bien vu de montrer trop de subtilité dans l’approche des compatriotes d’Hitler: à la guerre comme à la guerre*.

Felka Platek, qui a la nationalité polonaise, est relâchée dans la journée; Felix Nussbaum, lui, va être déporté. (…)

 

(…) 18 avril 1944: Felix Nussbaum inscrit ce­tte date à la peinture noire sur une feuille d’éphéméride, dans l’angle inférieur droit du grand tableau qui, selon sa volonté, sera le dernier réalisé en temps de guerre.

Pourquoi ce­tte décision d’un «tableau ‑ final»? Peut-être est-il à bout de nerfs, à présent que la guerre semble entrée dans sa phase ultime. L’obligation pour Felka, et peut-être aussi pour lui-même, de se présenter pour la prolongation de son passeport, a-t-elle une incidence sur ce­tte décision? Les bombardements de la semaine précédente sont-ils l’épreuve de trop? Ou, plus prosaïquement, n’a-t-il plus de peinture?

Et quand on décide de réaliser un dernier tableau, que peint-on? Voici la réponse de Nussbaum: on produit une toile où la mort triomphe, et en peignant ainsi le triomphe de son pire ennemi, on fait triompher en ‑ n de compte le tableau luimême. S’il échappe à la destruction.

Il veut que ce Triomphe de la mort frappe aussi les esprits par les dimensions de la toile. Il note lui-même le format («150 x 100») au dos du châssis. En contemplant ce­tte vision apocalyptique, on peut songer au Guernica de Picasso, aux Désastres de la guerre de Goya ou aux Squelettes musiciens de James Ensor, mais Nussbaum luimême songe certainement en premier lieu à Pieter Brueghel l’Ancien, le «grand frère sensible et clairvoyant»* d’Ensor. Est-ce un hasard si le format de ce­tte toile se rapproche de celui du Triomphe de la mort de Brueghel (162 x 117 cm)? Si les deux peintres utilisent une pale­ e dominée par le brun et l’ocre? Une «pale­tte faite de brun SA et de noir SS», selon la formule d’Anthony Daniels (plus connu sous son pseudonyme de Theodore Dalrymple), formule qui a cependant l’inconvénient d’occulter le fait que la toile de Nussbaum évite soigneusement toute référence à l’actualité. Plutôt que la représentation concrète des horreurs de la guerre, le thème en est l’inéluctabilité universelle de la mort. Par là, l’oeuvre s’inscrit dans la  lignée du tableau de Brueghel qui montre (disait August Vermeylen) «les cent visages différents de la Mort vorace, assaillant de toutes parts une humanité désarmée.»

Il émane du Triomphe de la mort de Brueghel une énorme énergie. Le critique d’art Charles Wentinck a su convertir celle-ci en une prose dynamique lorsqu’il donna en 1949 une description détaillée de l’oeuvre: «Des cohortes de squele­ttes s’avancent en ordre de bataille, des mortels épouvantés se défendent en vain. D’autres squele­ttes tirent leur filet de pêche, des cadavres sont hissés sur la terre ferme. Du haut des ruines d’un château fort au bord de l’eau, des hérauts décharnés diffusent à son de trompe leur message de mort sur un paysage lugubre. De gigantesques pièges ouvrent leurs gueules noires, et le squele­ ique cavalier de l’Apocalypse, brandissant sa faux, y pousse le peuple effaré. Une mort ricaneuse est assise en amazone sur une rosse décharnée qui tire un chariot plein de crânes. Son acolyte fait retentir une crécelle qui couvre le craquement des roues, un corbeau accompagne le convoi. Un paysan et sa femme, surpris dans leurs travaux, sont écrasés sous les roues du char; entre les dents éclatantes du cheval un souffle pestilentiel s’exhale sur le visage, déformé par la peur, d’une femme jetée à terre. Un corps enflé flotte sur l’eau, le quai est décoré de têtes de morts. Un squele­tte, pensif, se repose du carnage. Au premier plan, un squele­tte grimaçant montre à un roi un sablier – roi ou bourgeois, cardinal ou lansquenet, devant la mort ils sont tous égaux. Un fêtard du carnaval essaie de se cacher sous une table – en vain. Un noble tire l’épée contre la mort, comme si on pouvait lu­tter avec elle. Cyniquement, un squele­tte accompagne sur sa viole la sérénade qu’un amant joue à sa belle. Derrière de grands boucliers ornés d’une croix, d’innombrables légions de squele­ttes se préparent à une nouvelle a­ttaque: un autre martèle sur deux timbales une marche funèbre. Sur des collines arides, des roues et des gibets élèvent vers le ciel des corps décomposés; armé d’une longue épée, un squele­tte décapite un homme qui, dans l’effroi de la fin, se cache les yeux. Sur une mer calme, les vaisseaux sombrent en brûlant, des fumées noires envahissent le ciel… Se détachant sur le rougeoiement des incendies, une cloche sonne le tocsin sur la plaine où se joue le dernier combat. Un bras décharné montre l’heure au cadran: minuit.»

Tel est le chef-d’oeuvre auquel Felix Nussbaum va se mesurer en une ultime épreuve.

 

Si, chez Brueghel, les vivants livrent encore un combat d’arrière-garde contre la mort, Nussbaum, lui, s’avoue d’emblée vaincu: les vainqueurs jouent de la musique sur une estrade de ruines. Se reposent-ils, eux aussi, du carnage?

Ruines et débris emplissent près de la moitié du tableau. Le peintre a besoin d’un peu d’espace pour montrer la richesse de la civilisation avant son anéantissement, il renvoie à un grand nombre d’arts et de sciences. Avec une plus grande économie de moyens, quelques troncs criblés par la mitraille et la suggestion d’un paysage désolé à l’arrière-plan, il indique que la destruction n’a pas épargné la nature.

Un assureur pourrait prendre le relevé des dégâts: un mannequin sans bras, une balance (fortement endommagée), une machine à écrire (touches cassées), un livre (exemplaire aux pages déchirées), un tableau perforé, une bobine de film, un chevalet, une pale­tte avec pinceaux et boîte de couleurs, un microscope, un téléphone, un vélo, une cornue, un mètre pliant (le tout rendu inutilisable), un journal (Le Soir), des tenailles, des cartes à jouer, une boussole, une voiture (perte totale), une mappemonde, une pendule.

La pendule ne marche plus, tout au plus entend-on Felka s’écrier: «Nussbeimchen, pourquoi tu casses tout?» Car les débris qui jonchent le sol sont non seulement des vestiges de la civilisation en général, mais aussi les souvenirs d’une existence individuelle, celle du peintre Felix Nussbaum. On ne peut éviter de ressentir la fin du monde d’un point de vue personnel. Ce que fait Nussbaum, comme on pouvait s’y a­ttendre, en multipliant les citations de son oeuvre antérieure. Une caisse en bois, une chaussure abandonnée dans le sable et un morceau de barbelés semblent découpés dans les tableaux inspirés par Saint-Cyprien. Sur la toile perforée, une femme nue emprunte les traits de Felka, son ventre a le même arrondi explicite que dans Soir, un tableau peint deux ans plus tôt. Ses cheveux sont maintenant entièrement blancs, comme sur la dernière photo que nous connaissons d’elle.

 

Cette fin du monde s’accompagne d’un beau vacarme. Chez Brueghel, la musique n’était pas absente (le luth des amants, la viole du squele­ e, les trompes des hérauts décharnés, les coups de timbales, le tocsin), mais elle restait à l’arrièreplan. Nussbaum se situe pleinement dans la tradition des danses macabres médiévales: c’est l’orchestre squele­ttique qui domine sa toile – dont un titre alternatif est Die Gerippe spielen zum Tanz, «Les squelettes jouent pour la danse». Dans la phase de préparation, Nussbaum ne s’est pas contenté de faire une esquisse de la composition, une série d’études de squele­ttes musiciens nous a été conservée. Il s’est donné du mal, il a oeuvré pour sa dernière oeuvre.

Quel genre de vacarme doit donc accompagner la fin du monde? Au tout premier plan, parmi les débris, gît un lambeau de partition: une pièce pour trois clarinettes, tambourin, grosse caisse, violon, flûte et bugle? Parmi les macabres musiciens de l’orchestre a pris place un joueur d’orgue de barbarie, mais il ne joue pas, il ne veut même pas entendre la musique, il se bouche une oreille de sa main osseuse. Il est mi-squele­tte, mi-vivant, ce joueur d’orgue de barbarie, à qui Nussbaum s’identifie une fois de plus, sans aucun doute. Le regard méfiant qu’il s’est si souvent attribué dans ses autoportraits, il l’a ici prêté au flûtiste de l’orchestre: le squele­tte dont on remarque les ailes déployées à côté du joueur d’orgue, l’ange de la mort des Juifs, Azraël.

Game over? Ou bien Nussbaum pense-t-il pouvoir encore échapper à son destin, en ce 18 avril 1944? Avec beaucoup de bonne volonté, on peut le créditer d’un semblant d’espoir de tenir jusqu’à la fin de ce­tte guerre: de même que, dans le tableau intitulé Saint-Cyprien, il s’est représenté prêt au départ avec une besace sur l’épaule, de même il a peint ici, à l’arrière-plan à droite, un cavalier, sorte de Juif errant à cheval, qui pourra peut-être s’échapper. Mais ce­tte infime lueur d’espoir ne me paraît pas très convaincante. On dirait que Nussbaum accepte sa défaite. Seulement, en adme­ttant qu’il en est arrivé à son chant du cygne, il veut au moins, avec ce tableau, vivre sa fin avec passion.

Lorsque Rudi Lesser, l’ami de la période berlinoise qui était venu lui rendre visite à Ostende, découvrira Le Triomphe de la mort à Osnabrück, à l’âge de 77 ans, il s’exclamera: «Incroyable qu’un homme dans sa situation, victime de la persécution, ait réussi à peindre avec ce­tte intensité et ce­tte précision, sans perdre courage…»

Pour ma part, ce­tte toile me fait penser à l’autre grand exemple de Nussbaum, Vincent van Gogh. À sa mort, on trouva sur son corps le brouillon d’une le­ttre à son frère. Il y remerciait Théo pour la part que celui-ci avait prise à la production de certaines de ses oeuvres, et il parlait à ce propos des tableaux «qui même dans la débâcle gardent leur calme». (…)

 

(…) «À peu près vers une heure du matin, les abords immédiats ont été hermétiquement bouclés, des projecteurs aveuglants étaient braqués sur notre maison. Des soldats allemands, il y en avait partout, dans la rue, sur les toits. Ils ont sonné chez nos voisins de droite et sont entrés chez nous par le jardin, par derrière.»

C’est en ces termes que Christian Jacque raconte aux gens d’Osnabrück les événements de la nuit du 20 au 21 juin, rue Archimède.

«Ils ont traversé en courant notre salle de séjour sans nous prêter la moindre a­ttention; ma machine à écrire était posée par terre, un tract encore sur le rouleau, ils l’ont enjambée et se sont précipités dans la mansarde. À part Felix et Felka, il n’y avait plus de Juifs dans notre rue en 1944: ce n’était pas une rafle de routine, comme tant d’autres, ils avaient été victimes d’une dénonciation précise. Leur mansarde avait une petite lucarne du côté de la rue. Les voisins d’en face ont dû la voir ouverte, et ils les auront dénoncés.

En haut, nous avons entendu Felix et Felka pousser des cris horribles. Quelques jours après leur arrestation, les Allemands ont vidé la mansarde et l’ont mise sous scellés.»