Tinneke Beeckman – Pouvoir et Impuissance

 

INTRODUCTION

 

L’assassinat de mai ‘68

 

Paris, 7 janvier 2015. Les frères Kouachi, deux musulmans franco-algériens radicalisés, pénètrent au sein de la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Il savent que, à ce moment précis, se tient une réunion de la rédaction. Munis de kalashnikovs, ils abattent dix membres de la rédaction, dont le rédacteur en chef Charb, les légendaires dessinateurs de presse Cabu, Wolinski et Tignous, ainsi que l’économiste Bernard Maris. Charlie Hebdo était déjà depuis de nombreuses années une cible pour les fondamentalistes musulmans, ayant publié des caricatures du prophète Mahomet. L’assassinat a provoqué un débat sur la liberté d’expression; les citoyens de la république française ont-ils encore le droit de s’exprimer librement? Ou est-ce que le respect dû aux religions des minorités impose une certaine retenue?

Les implications philosophiques de cet attentat ont toutefois une portée bien plus importante que celle du débat sur la liberté d’expression. Les auteurs ont assassiné les anciennes figures de proue de mai ’68. Les victimes incarnaient une partie de l’histoire intellectuelle française. 2 En même temps, Charlie Hebdo était le symbole d’une époque révolue. L’hebdomadaire avait depuis longtemps cessé d’être une revue intellectuelle de premier plan, étant de surcroît devenu un journal nécessiteux. Un mois avant l’attentat, Charb avait encore frappé à de nombreuses portes afin d’obtenir d’indispensables soutiens financiers. Depuis les années ’70, le climat intellectuel avait fortement changé et Charlie Hebdo semblait avoir perdu la jonction avec l’air du temps changeant.

Depuis la publication des caricatures de Mahomet, l’hebdomadaire était occasionnellement traité d’“islamophobe”. 3 Cette caractérisation est dénuée de tout fondement; l’église catholique était tout autant l’objet de moquerie. La revue était foncièrement anticléricale comme il était de coutume au début du vingtième siècle. La religion ne représentait dans ce contexte qu’un sujet de raillerie parmi d’autres, n’étant même pas le plus important: entre 2005 et 2015 seuls 7 % des thèmes abordés traitaient de religion, dont seul 1,3 % avait attrait à l’islam. 4 La revue optait simplement pour un modèle de société explicitement républicain et laïque, et s’opposait à toute influence sociétale de toute religion organisée. Charlie Hebdo se considérait tout simplement comme l’héritier de Voltaire et sa vision polémique de la liberté d’expression, étant de plus politiquement engagée très à gauche. Marine Le Pen, Jean-Marie Le Pen et l’ancien président de droite Nicolas Sarkozy ont bien plus souvent été la risée que n’importe quelle religion. Charb dessinait des caricatures pour la campagne de Jean-Luc Mélenchon, le fondateur du Parti de Gauche, qui est bien plus à gauche sur l’échiquier politique que le Parti Socialiste du président François Hollande. Cet engagement social et antiraciste apparaît aussi d’après la virulente Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes de Charb, qui parût deux jours avant l’attentat meurtrier. Dans ce pamphlet, Charb prend fait et cause pour les victimes de discrimination sociale et de racisme, en revendiquant par la même occasion le droit à la critique de la religion. À son enterrement, le caricaturiste Tignous eût droit aux éloges de la ministre de la justice Christiane Taubira (PS) pour son engagement en faveur des prisonniers. En bon lecteur de Michel Foucault, Tignous défendait toujours le condamné, l’exclu, le démuni dans la société. Lors de la réunion de la rédaction du 7 janvier, une discussion avait lieu sur la destinée des jeunes défavorisés des banlieues parisiennes. Une des victimes, l’économiste de gauche Bernard Maris – ‘Oncle Bernard’ – était connu pour sa critique du libéralisme et pour son plaidoyer pour une redistribution sociale.

En tant que journal satirique, Charlie Hebdo affichait donc une position iconoclaste par rapport à toutes les vaches sacrées. Il applaudissait la libre recherche du bonheur auquel chaque individu à droit, envers et contre toute pression du groupe. Le dessinateur Wolinski était connu pour ses joyeuses caricatures à connotations sexuelles: pour des soixante-huitards libertins, aucun pouvoir ne pouvait interdire ni imposer une pratique sexuelle. Chaque individu doit avoir la possibilité de se rebeller contre le pouvoir et le discours en place. Tout le monde peut être ‘anti’ et se placer en dehors d’une tradition. Suite à l’attentat, la France était atteinte non seulement en son amour de la liberté d’expression, mais également en sa défense des libertés politiques. Ces attentats étaient non seulement un crime, mais représentaient un fait politique majeur.

Tous ces événements, et par cela je n’entends pas seulement les événements en soi, mais également la manière dont ont réagi les politiques et les médias, ont clarifié mes intuitions et idées abstraites sur le pouvoir et l’impuissance dans notre société contemporaine. Les débats qui ont suivi les attentats constitueront le point de départ de ma réflexion philosophique sur le temps présent. Il semble que l’Europe a connu son 11 septembre le 7 janvier. Cela demande une analyse approfondie. Comment se peut-il que des journalistes ne puissent pas écrire librement sur l’islamisme, ou sont menacés de violences, bien que leur revue n’ait rien à voir avec la publication de caricatures blasphématoires? 5 Qu’est-ce qui contribue à l’éloignement des communautés? Que penser d’un gouvernement qui veille plus que jamais sur la vie privée de ses citoyens? A un niveau encore plus fondamental: qu’avons-nous fait en Occident de nos idées sur la vérité, l’esprit critique et la démocratie? Où avons-nous perdu le chemin?

 

 

Une grande marche de courte durée

 

Le dimanche qui suivit les attentats, les rues de Paris et d’autres villes françaises se remplirent. A l’occasion d’une marche républicaine, quatre millions de citoyens exprimèrent leur consternation. Il s’agissait de la plus grande manifestation depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs dirigeants étrangers y participèrent, ce qui appella des réactions mitigées, un certain nombre d’entre  eux n’étant pas exactement réputés pour leur amour de la liberté dans leur propre pays. 6

Après quelques jours, le premier ministre, Manuel Valls (PS), s’adresse à l’Assemblée et est ovationné. Spontanément, tous les parlementaires – majorité et opposition – chantent l’hymne national, la ‘Marseillaise’. Cela ne s’était plus vu depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Jamais, les membres de la rédaction de Charlie Hebdo, antinationalistes d’extrême-gauche, n’auraient pu concevoir chose pareille.

Bien des commentateurs tels que Jean-Paul Costa ou Régis Debray acclament la réunion comme étant une célébration de la république libre. Peter Sloterdijk qualifie cette marche de démonstration sans précédent de citoyenneté: les Français se réveillent après avoir été plongés dans un long sommeil quant aux valeurs de leur propre société. Le philosophe allemand cite Thomas Jefferson: ‘L’arbre de la liberté doit parfois être arrosé du sang des patriotes et des tyrans’. Depuis le 11 janvier la France est en meilleure posture, affirme Sloterdijk, les Français ayant prouvé qu’ils ne se laissent pas intimider. 7 D’après l’historien Jacques Julliard, l’impressionnant cortège funèbre est une forme d’expiation: les membres de la rédaction de Charlie Hebdo ont été seuls à dénoncer le fondamentalisme islamique et sont morts seuls. 8

Mais l’unanimité quant à la signification  positive de la marche est de courte durée. Pour le politologue de gauche Pierre Rosanvallon, la manifestation démontre surtout la fracture profonde qui existe en France: les compatriotes mobilisés se sentent proches des victimes, mais les abstentionnistes marginalisés sont laissés à l’abandon par les autorités depuis de nombreuses années. 9 L’anthropologue et historien Emmanuel Todd va encore plus loin. Il considère la marche républicaine comme étant une démonstration pitoyable, un signal comme quoi des millions de Français sont descendus dans la rue pour ‘cracher sur la religion des plus faibles’. 10 Que l’événement ferait l’unanimité est un mensonge, d’après Todd: les jeunes des banlieues ne se considèrent pas comme Charlie, ainsi que bien des gens de la classe ouvrière ou des habitants de la campagne française. Plus encore, les jeunes des banlieues se sentent plutôt proches des auteurs des attentats que de leurs victimes: ‘Je suis Kouachi’, scandait-on en opposition à ‘Je suis Charlie’.

Dans ces banlieues, le sujet de la discussion est de savoir qui sont les coupables et qui les victimes. Dans les écoles, certains élèves refusent d’observer la minute de silence. A la suite du drame de Charlie Hebdo, des professeurs sont même suspendus, parce qu’ils considèrent les attentats comme une construction visant à accuser faussement les musulmans et à discréditer l’islam. Cette idée se répand parmi bon nombre de jeunes. Les théories du complot occultent une analyse claire des faits. Qui est derrière l’attentat: des musulmans radicalisés, les services secrets français, la CIA américaine, le Mossad israélien? Qui sont les vraies victimes: les membres de la famille des personnes assassinées, les personnes assassinées elles-mêmes, des groupes spécifiques de notre société, ou des communautés d’autres pays? 11 Et les auteurs ne sont-ils pas les victimes d’une plus grande injustice, plus générale?

La victimisation occupe une place importante lors des débats publics. Il s’agit là d’une constatation surprenante: qui peut prétendre au plus haut degré de victimisation, obtient le plus gain de cause. Non ce que quelqu’un fait ou pense, mais la profondeur de sa blessure importe. Comme si l’identité de quelqu’un n’était pas déterminée par son comportement social, mais par son impuissance sociale. Qu’est-ce que cet état de fait révèle de la culture dans laquelle nous vivons? Comment comprendre le ressentiment actuel?

 

Des idéaux morts

 

Les idéaux de Charlie Hebdo – la liberté libertaire de mai ’68 conjointement à une laïcité militante – s’étaient déjà évaporés, bien avant que les membres de la rédaction ne fussent abattus. Cette mort coïncide d’un point de vue philosophique avec l’avènement du postmodernisme. L’absolu dans lequel Charlie Hebdo croyait à une époque, les valeurs qu’il représentait, ont depuis été, entre autres sous l’influence des penseurs de la postmodernité, remplacées par un désespoir par rapport aux valeurs et aux idées qui doivent guider notre société.

Les penseurs de la postmodernité critiquent deux idées importantes que les penseurs modernes adoptent entre le dix-septième et le dix-neuvième siècle, à savoir que l’homme est la mesure des valeurs politiques et morales, et que la raison peut émanciper l’homme. Le postmodernisme s’oppose donc à l’humanisme et au rationalisme: l’idée que l’homme peut modeler le monde est une illusion et l’homme surestime sa propre rationalité. L’homme rationnel est tout simplement aveugle face aux motifs subjectifs et cachés de son comportement. Les idéaux universels sont une illusion, l’expression d’un sentiment de supériorité occidental déplacé. Qui défend l’idéal de la laïcité, comme Charlie Hebdo, ne réalise pas qu’il ne porte pas des idéaux universels, mais s’exprime à partir d’un cadre de réflexion limité. Même la vérité scientifique est le résultat de rapports de force. En bref, l’homme éclairé qui se considère comme étant libre, est un idéologue confus, qui ne réalise pas à quel point sa pensée réprime d’autres visions.

Ainsi le postmodernisme se voit précisément comme une réaction aux fausses prétentions. Ces prétentions ont une longue histoire. Pendant les années ’30, l’homme-masse croit en les idéologies, l’absolu, la vérité. Il défile derrière des drapeaux, il croit en les idéaux de son leader et est prêt à donner sa vie. La façon de penser de l’homme-masse constitue, par conséquent, une menace pour la démocratie. Les postmodernes veulent éviter cet aveuglement idéologique. Ceci est moins évident qu’il n’y paraît. Pendant les années ’30, le nazisme est démasqué comme étant un courant de pensée totalitaire. Mais le communisme – avec ses barbaries – a continué de séduire bon nombre d’intellectuels jusqu’aux années ’60.

Martin Heidegger est l’un des plus importants maîtres à penser du projet postmoderniste. Dans Être et Temps, le philosophe allemand décrit ‘das Man’: le “On”, la masse qui s’auto-imite, qui n’a plus de pensée authentique et qui ne veut pas prendre en main sa destinée. Par rapport à l’humanisme, Heidegger déclare que l’homme est un être indéterminé. L’homme n’est pas un ‘sujet’, il n’est pas perfectible et il ne peut décider de son propre sort.

Aussi est-il indispensable d’exposer brièvement la philosophie d’Heidegger comme inspirateur du postmodernisme. Je présente en première instance une lecture bienveillante de quelques principes de base. La contribution de Heidegger comporte entre autres son analyse de la technique, mais sa pensée ne contribue en rien à une vision démocratique, à une société à laquelle participent des citoyens libres et émancipés. Bien au contraire, dans des carnets récemment publiés se trouvent des passages qui témoignent d’un antisémitisme profondément ancré et d’une tendance à une pensée conspirationniste. Heidegger professe un antisémitisme spécifiquement philosophique, a une pensée fondamentalement réactionnaire et rêve d’un monde révolu.

Ces deux sinistres dérives – la pensée conspirationniste et l’antisémitisme – refont surface actuellement. Lors de l’attentat de Charlie Hebdo, il n’y a pas que des journalistes qui meurent. Les terroristes assassinent deux agents de police qui gardent le siège de Charlie Hebdo, dont un musulman. Et ils s’en prennent à des citoyens juifs: le 9 janvier, Amédy Coulibaly envahit le magasin Hyper Cacher à Paris. Il y abat d’emblée quatre personnes, affirmant ainsi qu’il choisit délibérément des victimes juives. Cette attaque ne représente pas le premier attentat antisémite en France.12 Le premier ministre Manuel Valls admet, lors d’une déclaration ultérieure aux attentats, que la montée de l’antisémitisme n’est pas suffisamment dénoncée pour ne pas stigmatiser une communauté bien précise. Ailleurs en Europe des attentats ont été commis récemment, tels qu’au Musée Juif de Belgique à Bruxelles le 24 mai 2014, faisant quatre victimes suite à des coups de feu. L’auteur présumé, Mehdi Nemmouche, s’avère être un ancien combattant de Syrie. 13

Des attentats, des complots, des idéologies violentes … comment la pensée postmoderne y fait-elle face? Le désespoir qui s’est infiltré depuis le temps de la postmodernité à créé de nouvelles formes de violence idéologique. Mais une véritable analyse claire de cette violence fait défaut: dans la lutte contre la Vérité, la méthode de jugement normatif a été abolie.

Les penseurs de la postmodernité ont bel et bien contribué à l’esprit et à la citoyenneté critiques, mais le prix de leur attitude est élevé. Ils ont sapé la démocratie en rendant impossible toute revendication de liberté et d’autorité. En même temps, ironiquement, la prévalence du postmodernisme comme courant de pensée coïncide avec la montée de la politique économique libérale qui, à partir des années ’80, est soutenue tant par les partis de gauche que de droite. La philosophie postmoderne n’offre pas vraiment d’instruments permettant l’audit de la politique économique libérale. Au contraire, qui pense que la vérité n’est qu’une construction sociale, ouvre la porte à des rapports de force économiques. L’économisme contrôle également l’agenda politique, et cela n’est pas surprenant: dans un monde déconstruit, sans idéaux, ne subsiste que l’obsession de la consommation.

Conjointement, une autre image de l’homme bénéficie d’un regain de popularité: celle de la romancière américaine Ayn Rand. Depuis les années ’80 déjà, la pensée de Rand exerce une influence considérable sur les idéologues du marché libre. Le héros dans le travail de Rand semble bien être un homme tout-puissant: rationnel, maître de son destin, ne devant rien à personne, parfaitement autonome. Bon nombre d’Américains, mais aussi de plus en plus d’Européens trouvent ses romans particulièrement séduisants. Tandis que les penseurs de la postmodernité sont méfiants face à des notions telles que la vérité, la raison, l’identité et l’objectivité, Rand réintroduit précisément ces concepts. Elle adhère donc à une image de l’homme opposée à celle des penseurs de la postmodernité. En même temps, elle esquisse l’homme du futur, qui s’accorde parfaitement avec le libéralisme économique.

La tuerie de Charlie Hebdo est un attentat politique. Les assasinats politiques sont aussi vieux que la politique elle-même, songeons à Jules César, Abraham Lincoln, Jean Jaurès ou John F. Kennedy. Lors des attentats du 11 septembre 2001 à New York le capitalisme – les Twin Towers – et le complexe militaire américain (le Pentagon) sont la cible, mais en France les victimes sont des journalistes et des faiseurs d’opinion. 14 L’objectif de chaque assassinat politique est de modifier l’avenir d’une société. Que peut-on conclure sur la société contemporaine si des faiseurs d’opinion sont tués? Vraisemblablement que celui qui peut véhiculer des idées semble avoir davantage de pouvoir que des hommes d’état. Néanmoins, l’influence des médias traditionnels – journaux, radio, télévision – recule. L’Internet s’est accaparé une bonne partie de l’attention qui allait vers les médias traditionnels. Cela impacte le vivre ensemble, exerçant une influence sur l’exercice du droit de s’informer, de s’exprimer et de se définir qui, depuis la Révolution française, fait partie intégrante de la citoyenneté. Avec qui les gens se sentent connectés, en qui ils ont confiance, avec qui ils veulent être en contact: l’Internet définit également ces relations. Ce changement a des conséquences politiques. Il favorise le pouvoir politique. Ou l’impuissance.

 

Translated by Alain Olivier